Agnès Teynié, animée de plus de vingt-cinq ans au service de la jeunesse à Fondacio, a validé un doctorat en juin 2024 en parallèle de ses fonctions de direction à l’iffeurope. Sa thèse s’intitule « LE SAISISSEMENT. Vers un renouvellement de la manière d’habiter le monde ? ».
Le philosophe allemand Hartmut Rosa déplore la manière dont nos sociétés modernes (en particulier celles portées par la logique technoscientifique et soumises à l’accélération) ont transformé progressivement notre rapport au monde sous un mode de toute puissance et d’exploitation. Dans cette logique, le monde apparaît comme un réservoir de ressources à exploiter. Cela se joue au détriment d’une relation vivante avec celui-ci, et provoque d’importantes fragilisations du système terre, des sociétés et des individus, ce dont nous sommes témoins chaque jour.
Face au constat de cette perte de lien vivant, Hartmut Rosa nous convie à la résonance. Par ce terme, il décrit une modalité relationnelle en trois temps. D’abord, je me laisse toucher, le monde “me parle”. Puis je me porte à la rencontre de ce qui m’a touché, je “lui réponds”, un dialogue s’instaure. Enfin, cette relation me transforme, un changement s’opère en moi plus ou moins visible, qui fait de moi une autre personne. Le sociologue définit la résonance comme “le mode fondamental pour l’humain de l’être-au-monde dans sa forme vivante”. Lorsque l’on apprend à entretenir cette manière d’être-au-monde, cela transforme la façon de vivre le quotidien et confère une densité à l’existence.
Au cœur de nos vécus communautaires
Nous pouvons relire nos vécus dans nos rencontres, nos fraternités et nos sessions, comme autant d’espaces pour expérimenter la résonance.
Par le biais du partage authentique, de la créativité, du silence, du soin de l’autre, de l’immersion dans la nature, de l’écoute des cris du monde, du témoignage, de la formation, de la prière, etc. nous apprenons à cultiver un habitus fait de disponibilité, d’écoute, d’attention : à soi, à l’autre, au monde et à Dieu. Cette hospitalité nous transforme peu à peu. Nous apprenons à écouter “la voix de fin silence” (1 Rois, 19, 12), ce qui “résonne en nous”, ce qui nous touche, nous traverse, nous invite, nous déplace, nous émeut, nous convie.
Une modalité particulière de résonance : le saisissement
Il arrive dans nos vies que survienne, comme par irruption et sans crier gare, “quelque chose” qui relève de l’inédit, se présente comme une visitation, et nous touche à l’intime de nous-même. Nous savons le reconnaître. En faisant preuve d’hospitalité à “ce qui arrive”, nous voilà convoqués à une forme d’intensité de présence, qui s’accompagne d’un ébranlement émotionnel (joie, plénitude, indignation …), et d’un sentiment d’unification, de cohérence, de sens, voire d’évidence.
Ce saisissement apparaît comme un phénomène éminemment spirituel. Il se donne à vivre gratuitement : il est surgissement dans nos existences, et vient transformer irrémédiablement quelque chose. A sa faveur, des ressorts existentiels fondamentaux se trouvent mis en mouvement, un renouvellement s’opère selon les trois dimensions :
- personnelle (caractérisée par une intense présence à soi, une libération, une ouverture des possibles, une vitalisation),
- relationnelle (manifestée à travers la transformation du regard sur autrui, l’expérience de la relation authentique, l’aventure partagée avec d’autres) et, enfin,
- contributive (par la mobilisation de ses capacités d’agir au service d’une cause qui fait sens).
Dans notre communauté qui vise “l’éveil et le soutien des vocations au service d’un monde plus humain et plus juste”, nous voyons toute la pertinence de nous intéresser à ce phénomène, qui résonne avec notre ADN qui invite à accueillir le don de la vie, à être soi, être avec, être pour. Notre spiritualité et notre pédagogie favorisent l’irruption de tels événements dans les vies. À nous d’en prendre soin, d’en accompagner la relecture, afin de soutenir le déploiement de la puissance de vie contenue en eux.
Se saisir de ce qui nous a saisi
Comment devenir – pour plagier Gilles Deleuze – fils et filles de nos propres saisissements, et par là naître et renaître ? Comment consentir et collaborer à ce qui s’opère en nous ? Comment nous saisir de ce qui nous a saisi ?
Simplement, en mettant des mots sur l’expérience vécue, et en lui donnant sens dans notre propre histoire : à travers des relectures personnelles, et partagées avec un ou plusieurs autres. Ce travail de nomination et d’interprétation se déploie dans le temps, et s’enrichit de nos expériences et engagements de vie. À travers lui, nous permettons à l’événement de prendre progressivement de la densité en nous, et donc de nous transformer, de nous aider à conformer notre vie à cette source de sens, dans un cercle vertueux. La puissance d’évocation contenue en germe dans le moment saisissant s’actualise au fil du temps et continue d’éclairer notre existence. Nous n’avons jamais fini de creuser le sens de ce qui nous arrive, nous ne pouvons jamais clore le sujet.
Sédimenter les microphénomènes saisissants
Le saisissement se produit rarement, mais il nous amène à considérer avec grande attention ce que nous pourrions appeler les “micro-phénomènes saisissants”, expériences plus fréquentes de résonance. Ceux-ci consistent en tous ces moments qui éclairent le quotidien d’une lumière remarquable : une sensation d’alignement, une fluidité singulière, une joie inattendue, une situation qui nous convoque, un émerveillement, une rencontre étonnante, une lecture particulièrement émouvante, une phrase entendue qui fait sens…
Si nous sommes sensibles à ces micro-phénomènes, c’est qu’ils ont quelque chose de spécifique à nous révéler. Apprendre à les repérer, les identifier, les nommer, peut se révéler extrêmement instructif dans une perspective de discernement vocationnel et de contribution au monde. De la sédimentation progressive de ces événements se dégage un sens qu’il appartient à chacun de mettre à jour.
Ainsi, le saisissement – et la myriade de micro-saisissements – dans sa radicale nouveauté, se situe du côté de la naissance, de l’émergence. En ce sens, si l’on en croit Hannah Arendt, il relève du prodige. Pour la philosophe, en effet, “le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, “naturelle”, c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir”. Car agir en fidélité au saisissement amène à se donner, et se donnant, à contribuer à un monde habitable.
Agnès Teynié – Permanente de Fondacio et Docteur en Éducation, Carriérologie et Éthique
Cet article est extrait de notre magazine annuel “Regards croisés”, parution de décembre 2024