Une relecture de la Création

Henri-Pierre de Rohan-Chabot, ami de Fondacio et consultant indépendant auprès des entreprises, est décédé le 8 mai 2020 à l’âge de 77 ans. Nous avons envie, pour lui rendre hommage, de partager un article qu’il avait publié dans la revue jésuite Christus de janvier 2009 dans laquelle il fait part avec conviction et enthousiasme de l’importance de partager une même vision en entreprise. Des parallèles peuvent être établis avec une communauté.

Il y a quelques années, on pouvait voir sur les panneaux publicitaires des murs de nos villes deux affiches placées côte à côte : sur l’une, on avait représenté un très gros poisson, qui aurait pu être une baleine ou un requin ; sur l’autre, on voyait un banc de petits poissons. Ce banc avait la même forme que le gros poisson de l’affiche voisine ! Il paraît que, dans la mer, certains petits poissons en se regroupant, forment des bancs qui prennent la forme d’un gros poisson, donnant ainsi le change aux prédateurs…

Une baleine, c’est puissant, c’est très solide mais c’est peut-être un peu rigide… ! En pleine mer, c’est un animal bien adapté ! Mais lorsque l’eau est peu profonde, qu’il y a des rochers un peu partout, les baleines ont du souci à se faire pour franchir les obstacles et ne pas s’échouer sur le sable. Tandis que les bancs de petits poissons, dans des conditions un peu difficiles, sont beaucoup plus à leur affaire… ! Ils naviguent ensemble, savent se déformer et imaginer un détour, si un récif doit être contourné, et se regrouper en aval de l’obstacle ; le banc s’aplatit pour traverser des hauts fonds, chaque petit poisson trouvant son chemin, et se replace dans le banc dès que la mer redevient profonde… Souple, déformable, mais perpétuellement reformé, multiforme et pourtant homogène, le banc de poissons apparaît comme un ensemble unique et cohérent, et en même temps ne se fige pas dans une structure rigide ou un fonctionnement uniforme.

La « baleinisation »

Comparaison n’est pas raison ! Pourtant, l’évolution des institutions humaines — entreprises, associations, administrations, églises, syndicats… — n’est pas sans rapport avec cette image marine. On voit se développer certaines formes de « baleinisation » (si l’on nous autorise à regrouper sous ce néologisme barbare toutes les formes de bureaucratie, de technocratie, les structures pyramidales à empilements hiérarchiques, les matrices à n dimensions, etc.) : des fonctionnements rigides, des organes hyperspécialisés, une difficulté à s’adapter et à changer, un cerveau unique, solitaire et lointain, bien protégé des perturbations externes, censé être le seul a pouvoir imaginer l’avenir…

L’anesthésie générale des personnes

Les inconvénients de la « baleinisation » sont de deux natures : d’une part, ces institutions sont menacées lorsque la conjoncture fraîchit, que la concurrence se renforce alors que les protections technologiques ou juridiques diminuent. Mais d’autre part, ces institutions sont véritablement meurtrières pour les personnes qui y travaillent. Mort violente, lorsque l’on doit procéder à des fermetures, à des licenciements collectifs ; mais plus subtilement, mort lente par anesthésie progressive des personnes.

Petit à petit, les jeunes embauchés qui au départ étaient sans doute imaginatifs et créatifs, capables d’initiative et de prise de responsabilité, sont rapidement déçus, puis amers, et deviennent progressivement résignés. Devenus indifférents à ce qui se passe dans le reste de l’entreprise, considérant que ce n’est pas leur affaire, ils réservent leur imagination et leurs rêves à leur vie privée. Silvère Seurat stigmatisait cette situation en parlant des organisations «anthropophages».

Ce ne sont pas les organigrammes qui génèrent de la baleinisation, même si elle se développe plus facilement dans certains types de structures que dans d’autres. La baleinisation est d’abord une manière d’être, une culture : ce sont donc les hommes et les femmes qui constituent l’entreprise qui la baleinisent :

  • Chacun d’entre nous, lorsqu’il accepte de renoncer à une valeur ou une utopie à laquelle il croit, au prétexte d’un impératif politique ou économique, ou du soi-disant réalisme et que progressivement, il subordonne ses convictions et ses croyances au maintien d’un niveau de consommation, d’une position de pouvoir, d’un statut quo social ou simplement de sa tranquillité génère de la baleinisation.
  • Chacun de nous, lorsqu’il refuse d’engager sa responsabilité dans une relation, lorsqu’il se réfugie derrière la règle ou l’ordre reçu alors qu’il est confronté à l’absurde — sur un plan économique ou humain — au lieu d’imaginer et d’assumer des manières nouvelles de fonctionner génère de la baleinisation.
  • Chacun de nous, qui par peur ou par calcul, se tait, pratique la langue de bois, ou fait celui qui n’entend rien, alors qu’il est l’acteur ou même le témoin passif d’un dérèglement dont les conséquences sur les personnes ou les institutions peuvent être sérieuses économiquement, humainement ou socialement, génère de la baleinisation.

Partager la même vision en entreprise

Est-il possible de concevoir des entreprises « banc de poissons » où les hommes et les femmes partageront la même Vision plaçant la personne et son développement non seulement comme condition de la réussite économique de l’entreprise, mais aussi comme l’une de ses finalités ; des entreprises dans lesquelles les relations seront non pas « de subordination », mais des engagements réciproques clairs, respectueux, responsables, et dans lesquelles le parler vrai aura définitivement disqualifié la langue de bois. Des entreprises qui auront compris que leur réussite durable est fondée sur le développement des talents spécifiquement humains de chacun de leurs collaborateurs, de leur capacité à mettre en réseau leurs intelligences et de leur imagination collective, au service de la création de vraie valeur pour leurs clients, leurs actionnaires et la société dont ils sont collectivement partenaires co-responsables.

Lorsqu’une équipe de direction se constitue, soit à l’occasion d’une fusion, ou à la suite d’une réorganisation ou de l’arrivée d’un nouveau patron, il n’est plus rare qu’elle décide de se mettre au vert pendant deux jours pour élaborer une représentation commune de ce que ses membres rêveraient d’être ensemble, pour imaginer l’entreprise qu’ils voudraient diriger. L’approche que nous leur proposons habituellement est la suivante : nous mettons à leur disposition un lot de revues, des paires de ciseaux et des bâtons de colle, et nous leur proposons de feuilleter les revues en silence, chacun individuellement, surtout sans rien chercher, mais simplement en ayant en tête la question : « Qu’est-ce que je voudrais vraiment vivre, comme dirigeant de cette entreprise ? Quelles sont les caractéristiques humaines, organisationnelles, professionnelles, économiques… dont je rêve pour notre entreprise, et que je voudrais contribuer à développer, avec mes collègues de l’équipe de direction ? ».

La consigne est que, lorsqu’ils tombent sur une photo ou un titre qui évoque une idée ou chose d’important par rapport à la question posée, ils le découpent et le mettent de coté. Après une demi-heure, ils sont invités à construire, sur une grande feuille de papier individuelle, un « patchwork » représentant leur vision personnelle de l’entreprise et de son management, puis à la présenter aux autres membres de l’équipe. Quand tout le monde s’est exprimé, on leur propose de rechercher si certaines photos ou titres découpés par les uns ou par les autres ne permettraient pas de faire un patchwork commun qui représenterait la Vision de l’équipe de direction pour l’entreprise qu’ils dirigent ensemble. Dans pratiquement tous les cas, leur vision du management place l’homme au centre du tableau.

Une relecture de la Création

La question qui vient après est naturellement celle-ci : comment faire pour que le style et les méthodes de management permettent à cet Homme d’advenir comme personne capable d’imagination, d’engagement responsable et d’authenticité ? Après plus de vingt années d’accompagnement d’équipes de responsables dans tous les milieux et tous les types d’entreprise, je puis affirmer que la réponse la plus claire se trouve dans la relecture de la manière dont le Créateur s’y prend pour humaniser l’Homme : cinq leviers mis en œuvre, depuis 4000 ans, pour que l’homme devienne ce qu’il est.

1. S’émerveiller devant la personne

Plus la science progresse, plus les savants découvrent la prodigieuse complexité de la vie et, au cœur de la création, de la personne humaine. Le peuple juif a eu le génie de nommer cette merveille à travers la bible : après la création de l’homme et de la femme, « Dieu vit que cela était très bon » ; il y a quelque chose de très émouvant dans ce regard du créateur qui contemple sa création, et qui s’émerveille devant l’homme ! « Merveille que je suis, merveille que tes œuvres » dit le psalmiste. Et dans le superbe poème du Cantique des cantiques, l’humanité est comparée à une femme à qui son créateur-amant ne cesse de dire « Tu es belle, ma compagne, que tu es belle… ».

Les personnes se révèlent dans la lumière dont on les éclaire. C’est le regard émerveillé posé sur une personne qui lui permet de révéler — à elle-même d’abord, puis aux autres — tous ses talents, de devenir ce qu’elle est potentiellement et d’oser imaginer sa propre route. C’est ce regard que nous avons à apprendre à poser sur les personnes avec lesquelles nous travaillons, qui nous permet de découvrir et de susciter l’être unique que chacun est potentiellement. Regard qui n’est possible que si nous avons suffisamment confiance en nous-mêmes pour ne pas entrer en comparaison et en jalousie. Nous devons pour cela accepter de reconnaître nos propres talents et nous émerveiller de ce que nous avons simplement reçu.

2. Faire confiance et laisser le temps

On voit, dans l’Exode, comment, Dieu a fait sortir les Hébreux d’Egypte alors qu’ils étaient des esclaves, et les a conduits vers la Terre promise. Alors qu’il faut quinze jours à un mois à dos de chameau pour aller d’Egypte en Israël, les Hébreux ont mis… quarante ans ! Pendant quarante ans, ils ont tourné dans le désert ! Il a fallu tout ce temps pour que ce peuple se construise en tant que peuple « élu », quitte ses pratiques païennes, imagine et écrive les lois et les coutumes dignes de ce qu’il était et prenne en charge progressivement sa propre transformation.
Cet épisode illustre la confiance et la patience de Dieu, qui s’est lancé dans la grande aventure de la création de l’homme et qui considère qu’il est plus important de donner à la personne le temps de vouloir son avenir, de le construire progressivement, au risque de la souffrance et de la mort, plutôt que de lui donner immédiatement la terre promise.

Nous sommes toujours tentés d’aller trop vite ! Dans les opérations de changement que l’entreprise doit mener, nous pensons souvent qu’il suffit de dire ce qu’il faut faire, de donner quelques instructions, voire de donner l’exemple et que cela suffira pour produire une transformation effective et profonde. Nous voulons faire l’économie du chemin nécessaire, de la formation et du développement personnel qu’il appartient à chacun de nous d’engager, des épreuves et des échecs et des risques de mort. Nous prétendons piloter le changement !

Le manager anthropogène vise à développer la personne en profondeur, c’est-à-dire en respectant ses rythmes et en risquant une confiance : il doit lui donner les moyens d’une véritable formation personnelle, le mettre en situation, et savoir l’accompagner sans passer devant, sans lui faire faire l’économie de l’erreur, mais en mesurant le risque acceptable pour lui et la collectivité.

3. Proposer, laisser la personne libre de sa réponse

Toute l’histoire du peuple Juif est marquée par cette liberté à conquérir : sans cesse, le créateur s’engage et propose une alliance à l’homme, et sans cesse, l’homme, après avoir accepté, retombe dans ses difficultés et ses errements, jusqu’à ce que son Dieu vienne à nouveau lui proposer de revenir à lui. « Vois, je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur » (Deutéronome 30, 15). « Ainsi parle le Seigneur Dieu : qui veut écouter, qu’il écoute ; qui ne veut pas écouter, qu’il n’écoute pas » (Ez. 3 27).

La raison du silence apparent de Dieu devant les drames du monde et de son non-interventionnisme doit à mon sens être recherchée dans cet absolu de la liberté de la personne, qui fonde sa responsabilité et sa dignité. A vrai dire, je ne crois ni au silence de Dieu, ni au fait qu’il n’intervient pas dans notre histoire : il intervient sans cesse, ne serait-ce qu’il y a 2000 ans, en venant lui-même nous dire qui il était. Sans cesse le croyant peut identifier les signes de sa présence et de son action.

Mais il n’intervient pas pour nous éviter de faire la part d’imagination et de création qui est la nôtre, car il sait que cette part est essentielle à notre humanisation totale, c’est-à-dire à notre divinisation. Une telle intervention ferait de nous des êtres incapables d’inventer leur propre chemin, qui ne pourraient pas ne pas dire « oui », ce qui serait incompatible avec notre liberté. Dieu n’est pas un magicien qui jouerait avec des marionnettes qu’il aurait fabriquées lui-même pour réussir ses tours.

Quelle tentation pour tout manager que d’intervenir dans le travail de son collaborateur, pour de bonnes ou… de moins bonnes raisons ! Comme il est difficile pour un patron expérimenté et compétent de ne pas « prendre la place » de son collaborateur et de sans cesse intervenir pour l’empêcher d’imaginer de nouvelles routes et lui dire comment procéder ! La réaction est connue : soit le rejet soit la dépendance. Comme il est difficile de faire en sorte que le « oui » d’un collaborateur à qui il propose un objectif soit un vrai « oui », dans lequel il engage sa liberté. Le manager anthropogène est, comme les autres, pris dans l’étau des contraintes de tous ordres qui s’imposent à l’entreprise. Plus que les autres il ose aider son collaborateur à imaginer des routes nouvelles, à identifier et à dire à quelles conditions son oui pourrait être un vrai oui et à mettre en place de telles conditions.

4. Servir

Le Christ a été crucifié précisément pour cela : il prétendait que « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier, le serviteur de tous » (Marc, 9 35). C’était totalement renverser l’ordre établi, menacer les positions de pouvoir. Ailleurs, il n’a pas eu de mots assez durs pour les Pharisiens qui « lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt ». (Mat. 23 ; 4)

Le Christ vient dire à chacun de nous : le secret du bonheur, de ton bonheur, ce n’est pas de te servir des hommes, mais de les servir en leur apportant ce qu’il faut pour qu’ils se développent.

Il nous montre le chemin du service : tout au long de sa vie terrestre, à mesure des rencontres qu’il fait, il interroge, écoute, réconforte, apporte la guérison de l’âme et du corps, redonne dignité et espérance et… sauve de l’humiliation ceux qui avaient calculé un peu juste le vin pour leurs noces… Son « autorité » — c’est-à-dire sa capacité à faire grandir l’autre — est reconnue par ses contemporains (Mat 7, 29)

Certaines caractéristiques du manager anthropogène apparaissent ici clairement : il interroge ses collaborateurs et écoute ce qu’ils lui disent, il les réconforte et les tire des mauvais pas dans lesquels ils se sont fourrés. Quand ils ont été un peu imprévoyants non seulement il ne les enfonce pas, mais il s’arrange pour qu’ils ne perdent pas la face car il sait qu’il est au service de leur capacité à prendre des risques et à inventer des chemins nouveaux.

5. Pratiquer le commandement de l’amour

« Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres » (Jn 13, 34) : qu’est ce que cette utopie vient faire dans le management ? On voit dans ce commandement une sorte de sucrerie qui n’a pas sa place dans l’entreprise et encore moins dans un rapport hiérarchique ! Et pourtant, chacun de nous a déjà expérimenté la formidable source d’énergie constituée par un patron dont on sent qu’il nous apprécie, reconnaît nos talents, nous fait confiance, compte sur nous. J’ajouterai une condition qui a pu être vérifiée par tous : qu’il ait un langage de vérité à notre égard, nous disant la vérité sur notre performance et nos limites. « Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent », dit le psalmiste (Ps 84) : l’amour sans vérité, c’est de la mélasse insupportable, et la vérité sans amour et respect de la personne, c’est difficile à entendre !

Combien de cas sociaux en entreprise, de personnes qui se sont retrouvées murées dans un placard sans utilité et sans espérance, se sont progressivement créés pour de mauvaises raisons : « on » n’a pas osé dire à la personne, alors qu’il était encore temps, que les choses n’allaient pas, qu’elle n’était pas sur le bon chemin. Au nom d’une pseudo charité chrétienne, et en fait par paresse parfois, plus souvent par indifférence ou par peur de la confrontation, on a condamné des personnes à une sécurité mortifère au lieu d’avoir un langage de vérité et de les aider à trouver des solutions nouvelles à des situations intenables.

Si un manager veut obtenir le meilleur de ses collaborateurs, la source d’énergie durable, inépuisable qu’il peut utiliser c’est de donner à chacun d’eux le sentiment d’être reconnu dans ses talents, respecté, accepté tel qu’il est, dans ses limites ; à cette condition, chacun acceptera d’oser la plus haute idée de lui-même et de risquer un potentiel d’imagination et de création qu’il entrevoit lui-même à peine. C’est l’amour qui, dans l’entreprise comme ailleurs fait faire des miracles aux personnes.

Revue « Christus » n°221- Janvier 2009.