Entretien

Le profit est-il l’ultime finalité de l’entreprise ? Les lois de la finance et de l’économie mondiale sont-elles inéluctables ? Un entrepreneur heureux, Hubert de Boisredon, témoigne qu’une voie différente n’est pas une utopie.

Hubert de Boisredon est le PDG du groupe Armor, une entreprise nantaise de production de consommables d’impression pour étiquettes codes-barres et de cartouches d’impression laser et jet d’encre pour entreprises et particuliers. Il s’investit dans les activités de Fondacio à destination des managers et dirigeants.

Les Cahiers Croire : Quelle signification a pour vous le mot entreprendre ?

Hubert de Boisredon : Entreprendre, c’est d’abord porter avec conviction un projet qui répond à un enjeu de société, et prendre les moyens de le concrétiser. Dans le cas d’Armor, trois enjeux nous mobilisent. Tout d’abord, la sécurité des biens et des personnes par la traçabilité des produits. Ensuite l’économie circulaire, par le recyclage à 100% de nos cartouches d’impression. Enfin, après avoir fait de cette entreprise le n°1 mondial sur son créneau, nous développons une nouvelle activité dans le domaine des énergies renouvelables. Nous mettons au point la conception et la fabrication de films photovoltaïques qui transforment la lumière en énergie. Ces films permettront de faire de toutes les surfaces « inutiles » des surfaces productrices d’énergie. Que ce soit les toits ou les murs des maisons, les carrosseries des voitures, ou même nos vêtements. Un tel projet demande d’investir en recherche et développement sur du long terme. C’est bien sûr une prise de risque. Néanmoins, la lutte contre le réchauffement climatique représente aujourd’hui un tel enjeu que cela vaut la peine de s’engager.

Entreprendre, c’est donc faire aboutir des projets ?

Oui, tout en portant aussi une certaine vision sociale. Il existe en effet selon moi deux façon d’entreprendre : pour soi, en vue d’un gain financier personnel, ou avec et pour les autres, dans une dynamique collective. Depuis longtemps, j’ai l’idée de faire participer les salariés au capital de l’entreprise. Il ne m’a jamais paru très sain que les seuls propriétaires de l’entreprise soient des investisseurs financiers extérieurs, qui « passent » pour un temps avec un objectif de rentabilité à court terme, avant de revendre leur participation. Il me semble logique que les salariés soient propriétaires de leur outil de travail. Ma conviction est qu’il faut réconcilier le capital et le travail, le capital et l’engagement social.

Sur quoi repose votre vision de l’entrepreneuriat ?

Elle repose sur ma foi et sur une vision de l’homme, de sa relation aux autres, au cosmos, à Dieu. Spirituellement, entreprendre, c’est recevoir de Dieu ce que je pense être bon pour l’homme ; c’est m’engager pour le concrétiser en son nom. C’est participer à la construction du Royaume en me laissant habituer par cette humanité transformée. Et c’est travailler à la faire advenir. Dans le Notre Père, nous disons « Que ton Règne vienne ! ». Mais Dieu a besoin de nous ! Cela commence par demander à voir ce qu’est le Règne de Dieu. C’est-à-dire l’Humanité nouvelle souhaitée dans le cœur de Dieu, en vue de le concrétiser. Entreprendre, c’est co-opérer à l’action de l’Esprit saint, c’est être co-créateur, c’est répondre à une vocation. Quand on entreprend pour soi seul et pour le gain seul, le projet tourne court. Mais si on voit l’acte d’entreprendre comme un service, alors il faut aller jusqu’au bout de cette logique. Il faut reconnaître que l’on entreprend pour le monde et pour les autres.

C’est en ce sens qu’une vraie entreprise entraîne la participation, le partenariat. Nous sommes invités à être coopérateurs, co-entrepreneurs, pas juste « collaborateurs ». Bien sûr, comme « manager », on peut faire en sorte que toute l’entreprise fonctionne sur le mode de la co-construction, par le travail d’équipe. Mais cela ne suffit pas. C’est pour moi une grande fierté que les salariés deviennent co-propriétaires, co-créateurs à part entière de l’entreprise.

Hubert de Boisredon. Crédit photo : © OIOO studio – BOISSAYE LIONEL – RONAN ROCHER

Concrètement, comment cela s’est-il passé ?

L’équipe de direction a d’abord pris la majorité dans l’actionnariat de l’entreprise, en vue de concrétiser un projet industriel sur le long terme. Dans ce cadre, nous avons souhaité ouvrir ce projet à l’ensemble des salariés. Cela a suscité l’enthousiasme des syndicats et du personnel. S’impliquer ainsi et y inviter les salariés consolide la confiance, facilite la relation, restaure la paix. Cela fait comprendre concrètement à chacun qu’il est une personne à part entière, à égalité de droits et de devoirs.

Cette idée est-elle dans l’air du temps ?

Oui et non. Développer la participation et l’intéressement des salariés au résultat de l’entreprise est une idée ancienne, gaulliste. Ce n’est pas si utopique que cela, et je peux témoigner qu’elle correspond à une attente. Mais cette manière de faire n’est pas dans les habitudes du capitalisme actuel, qui raisonne terriblement à court terme. Ayant rencontré récemment de nombreux fonds d’investissement, j’ai été confronté à des demandes de retour sur investissement de certains d’entre eux extrêmement courts en terme de délais. Vouloir maximiser un taux de retour sur investissement en quatre ou cinq ans ne peut qu’aller contre une stratégie d’innovation.

Pour moi l’entreprise est une aventure collective. Bien sûr, il faut qu’au départ quelqu’un prenne des risques pour apporter les capitaux, au prix parfois d’en endettement personnel très lourd. Mais cela a plus de sens pour moi que d’être soumis aux contraintes d’une vision financière à court terme. Je compare ce risque à celui pris par le serviteur qui, dans l’Evangile, risque aussi ses talents. Mais dans cette décision d’associer tous les acteurs de l’entreprise, il y a la promesse de créer une dynamique positive. Au plus profond de moi, j’ai entendu la question : « Est-ce que tu es prêt à te mouiller au point de risquer de tout perdre pour un projet qui te dépasse ? »

Comment jugez-vous alors ce qui se décide aujourd’hui pour beaucoup d’entreprises ?

La société actuelle est désespérée : à Nantes, la Seita vient de mettre trois cents personnes sur le carreau. Je suis choqué de constater qu’il n’y a pas eu de solution. On n’a pas cherché à créer une dynamique positive. A associer toutes les forces sociales, la direction et les syndicats, pour sortir de cette impasse par le haut. Pourtant, des alternatives existent.

Vous dîtes cela comme si tout allait de soi. J’imagine que tout n’est pas si simple ?

En 2004, à mon arrivée dans l’entreprise, j’ai été reçu par les délégués syndicaux. A peine m’étais-je présenté que la secrétaire du Comité d’entreprise m’a dit : « On ne vous fait pas confiance parce que vous êtes un patron ». J’ai répondu : « Nous avons face à nous deux voies : la confrontation, dans la méfiance, ou bien le dialogue social constructif. Si vous choisissez la confrontation, je respecterai strictement la loi, mais nous ne pourrons rien construire de plus. Si vous choisissez le dialogue, je m’engage à bâtir des avancées sociales avec vous ». C’est la voie du dialogue qu’ils ont choisie. A partir de là, tout à changé. Bien sûr, cela n’a pas été sans heurts ni discussions. Mais nous avons conclu de nombreux accords sociaux dont nous sommes tous fiers. Du moment que l’on s’écoute, que l’on se respecte, que le dialogue repose sur une base minimale de confiance, nous sommes ensemble sur la bonne voie.

Vous pouvez me donner un exemple ?

Ce matin même nous avons eu une discussion sur la négociation salariale. La question était de savoir où placer le curseur entre le retour sur investissement et une redistribution salariale. La discussion a été intéressante, intelligente. Et je me disais : mais Dieu est là, au cœur de cette discussion ! Pourquoi ? Parce que nous ne cherchons pas le meilleur pour chacun, mais le meilleur pour tous.

Est-ce que cette entreprise concerne seulement votre vie professionnelle ?

Bien sûr que non. Diriger cette entreprise n’est pas toujours facile. Je suis parfois confronté à mes faiblesses et contradictions. Mais c’est une source de profond bonheur. J’ose dire que c’est un appel à m’engager comme chrétien au cœur du monde. Membre du mouvement Fondacio, je suis touché par l’invitation de Jésus-Christ à « aimer le monde comme Dieu l’aime ». Cela signifie mettre les mains dans le cambouis, vivre pour soi-même les défis de l’économie, des entreprises. Un jour, un ami m’a dit : « Te rends-tu compte que tu peux contribuer au mieux-être de tes 2000 employés et, derrière eux, 2000 familles ? ». Voilà pour moi une belle étoile à suivre ! Oui, je crois que l’entreprise participe du Royaume de Dieu ! Et qu’être entrepreneur est une magnifique vocation pour les autres et pour le monde !

Propos receuillis par Jean-Pierre Rosa
Les Cahiers Croire – Septembre 2014


Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Bayard Presse.